Plongée au cœur de la responsabilité populationnelle

Brusano

30 septembre 2025

La réorganisation du social-santé sur une base territoriale voulue par les autorités fédérales et régionales se traduit par une nouvelle structuration de l’offre reposant sur la définition de zones dites de « responsabilité populationnelle ». Un concept peu ou mal connu, sujet à toutes les interprétations, que nous vous proposons de découvrir plus en profondeur.

Imaginez Bruxelles. Imaginez ses habitants, leur diversité culturelle, leurs âges, leurs réseaux, leurs activités quotidiennes et la multiplicité des situations ainsi créées.

Imaginez maintenant les divers besoins générés par cette variété de situations, leur évolution au cours du temps et les objectifs de vie disparates de celles et ceux qui les ressentent. Certains de ces besoins sont individuels. D’autres sont liés à l’environnement, au contexte de vie et concernent plusieurs personnes, une communauté, voire la population entière d’un ou de plusieurs quartier(s). Ils peuvent découler d’un problème de santé – une pathologie somatique ou mentale – mais aussi d’une difficulté sociale liée aux revenus, à l’emploi, au logement, aux relations de voisinage, à la mobilité, l’accès à une alimentation saine ou à des espaces verts…

Imaginez enfin que chaque individu, chaque communauté dispose de ses propres ressources (qu’il s’agisse d’un accompagnement professionnel ou non), de ses propres compétences pour faire face à des évènements imprévus, pour maintenir et restaurer son intégrité, son équilibre et son sentiment de bien-être.

La diversité des situations évoquées ci-dessus implique la mobilisation d’un grand nombre d’acteur·rices de la santé et du social pour rencontrer les besoins identifiés. Nul·le ne détient en effet toutes les ressources, tous les savoirs et la légitimité permettant d’apporter une réponse scientifiquement, professionnellement, techniquement, socialement légitime et valide à l’ensemble de ceux-ci. Plusieurs professionnel·les sont ainsi amené·es à intervenir et une relation d’interdépendance se crée. Pour donner une réponse collective cohérente et efficace, les professionnel·les concerné·es devront coordonner leur interdépendance[1]. À l’échelle individuelle, ils et elles deviennent collectivement responsables, au sens éthique du terme et non juridique, de la situation. À l’échelle d’un territoire, ils et elles sont amené·es à porter une attention particulière à l’ensemble de la population. C’est ce que l’on appelle la responsabilité populationnelle.

Il importe de préciser que si cette collaboration s’opère sur une base territoriale, elle n’entrave en rien la libre circulation des bénéficiaires ni des professionnel·les. Les délimitations sont en effet poreuses et les territoires s’articulent et interagissent entre eux à l’échelle régionale.

Voilà pour la théorie. Dans les faits, la mise en œuvre de la responsabilité populationnelle s’opérationnalise selon deux approches complémentaires, développées sur des territoires de tailles différentes et qui semblent devoir se combiner à l’infini. L’approche généraliste se déploie à l’échelle locale et répond aux besoins courants et communs de la population. L’approche ciblée vient, quant à elle, en appui à l’approche généraliste pour accompagner des situations spécifiques pouvant requérir une organisation à plus large échelle.

 

L’approche généraliste

L’approche généraliste s’intéresse à la santé mais également à ce qui détermine la santé des personnes et des communautés : environnement physique (logement, qualité de l’air, espaces verts, aménagement du territoire), environnement socio-économique (revenu, emploi, éducation, etc.) et environnement social (réseau de soutien, isolement, exclusion, etc.), tout en faisant varier l’intensité des moyens en fonction des besoins rencontrés. Elle propose d’appréhender les situations, aussi complexes soient-elles, de manière globale. Elle repose sur trois principes simples[2] :

  • Reconnaître un large éventail d’éléments qui déterminent la situation ainsi que l’ensemble des ressources à disposition ;
  • Prioriser les actions promouvant la santé, le bien-être et les liens sociaux ;
  • Personnaliser les aides et services fournis en fonction des particularités de la personne ou de la famille et de son environnement local et social.

Attardons-nous sur le deuxième principe : afin d’être en mesure d’identifier les actions ayant le plus grand potentiel pour améliorer le bien-être, la promotion de la santé et le contexte de vie de la personne, il convient de replacer la situation spécifique dans son contexte global et dans un ensemble plus large et inclusif (santé globale, contexte social, etc.). Cela demande de prendre en compte tant l’expertise des professionnel·les que les connaissances, l’expérience et les ressources de la personne et de sa communauté[3]. À l’échelle du territoire, ce principe demande aux professionnel·les de développer une vision commune des problèmes et opportunités rencontrés afin de pouvoir répondre aux besoins de l’ensemble de la population, tout en faisant varier l’intensité des moyens pour les adapter à la réalité de chacun·e – en d’autres termes, de mettre en œuvre l’universalisme proportionné[4].

Cette approche s’organise sur un territoire restreint car elle demande une connaissance fine et globale des situations de vie rencontrées. Cela implique à la fois de travailler dans un partenariat durable avec les personnes et les communautés et de s’assurer que celles-ci participent pleinement aux décisions qui concernent leur vie, leur santé et leur bien-être.

Une telle démarche gagne à être portée par un réseau d’acteur·rices multidisciplinaire généraliste et de proximité (aide à domicile, assistant·e social·e du CPAS, infirmier·ère en santé communautaire, maison de quartier, maison médicale, médecin généraliste, pharmacien·ne, psychologue de première ligne, etc.). Collaborer dans un tel réseau permet aux professionnel·les de la santé et du social de sortir d’un accompagnement strictement individuel pour aller vers une action à l’échelle des communautés, comme la population d’un quartier. Car il ne s’agit plus pour ces professionnel·les d’accompagner uniquement les personnes qui franchissent la porte de leur cabinet, salle d’attente, institution et sont en demande, mais bien de répondre aux besoins – y compris en agissant contre le non-recours – de toutes les personnes présentes sur leur territoire d’activité. Cela demande d’aller vers les personnes les plus éloignées des aides et services ainsi que vers celles qui ne parviennent pas à franchir les portes ni à formuler une demande.

Aujourd’hui, à Bruxelles, de tels réseaux locaux ont généralement des dynamiques organiques, informelles ou spontanées, dépendant de la qualité des relations entre acteur·rices du quartier. Certaines initiatives en germe devraient progressivement venir renforcer ces dynamiques. Il en est ainsi, par exemple, des Contrats Locaux Social-Santé (CLSS). Actuellement au nombre de 18 sur l’ensemble de la Région, ils se mettent en place dans des quartiers identifiés comme prioritaires en termes de besoins de leurs habitant·es. Ils consistent en l’octroi de moyens publics pour le déploiement de projets impliquant plusieurs acteurs locaux. Chaque CLSS est coordonné par un·e référent·e de quartier ayant pour mission la réalisation d’un diagnostic local puis l’accompagnement d’un groupe diversifié d’acteur.ices impliqué·es dans le quartier, en vue d’initier et mener à bien des activités répondant aux problèmes identifiés. Autre exemple, plus récent, les « Rendez-vous de la prévention » visent à renforcer l’adoption de pratiques favorables à la santé et à améliorer l’accès au dépistage et à la vaccination par la mise en place d’actions communautaires locales et récurrentes. Coordonnées par les chargé·es de prévention et promotion santé, ces activités rassemblent des partenaires locaux afin de proposer aux habitant·es des espaces dans lesquels ils et elles peuvent se saisir des enjeux de santé (au sens large) et augmenter leur littératie.

 

L’approche ciblée

L’approche ciblée propose de se focaliser sur la spécificité d’une situation. Pour former un système social-santé cohérent, capable de répondre à l’ensemble des besoins social-santé énoncés précédemment, les trois principes de l’approche généraliste se combinent avec trois principes de l’approche ciblée[5] ()  :

  • Identifier et classer les éléments qui rendent la situation spécifique ;
  • Interpréter en quoi ces éléments la rendent spécifique, grâce à des connaissances spécialisées ;
  • Élaborer un plan pour gérer ces éléments.

Comme ceux de l’approche généraliste, ces principes peuvent se décliner à l’échelle individuelle ou territoriale. À l’échelle individuelle, il s’agit d’accompagner les spécificités de situations rencontrées qui requièrent une expertise particulière tout en veillant à ce qu’une approche généraliste puisse se mettre en place. À l’échelle territoriale, ces principes invitent à se focaliser sur certains sous-groupes de population confrontés à des situations spécifiques et de penser des parcours pour faciliter leur accompagnement en complément de l’approche généraliste.

Cette approche est portée par différents types d’acteur·rices et d’organisations : les spécialistes de groupes d’âge, les professionnel·les travaillant dans des programmes structurés autour de situations particulières (grande précarité, santé mentale, fin de vie, etc.), les hôpitaux qui assurent pendant une période limitée les services nécessitant des connaissances et/ou des technologies spécialisées, etc.

Pour des raisons d’efficience – avoir une population couverte suffisamment importante, ces professionnel·les et organisations se structurent généralement sur un territoire plus large que le quartier. Ce territoire doit être suffisamment grand pour regrouper tous les services et toutes les compétences nécessaires pour répondre à l’ensemble des problématiques social-santé de la population et, en même temps, suffisamment étroit pour permettre de comprendre la spécificité des besoins, des enjeux et des priorités à son niveau. À Bruxelles, il s’agit des bassins d’aide et de soins.

Il convient de préciser que pour certains publics cibles (notamment mobiles : personnes vivant en rue, en séjour irrégulier… ; personnes souffrant de maladies rares ; etc.), les acteur.ices s’organisent à une échelle plus vaste encore, celle de la région.

 

Le conseil de l’action du bassin

Réussir à combiner les approches généraliste et ciblée pour répondre à l’ensemble des besoins social-santé rencontrés sur le territoire passe par la mise en place de structures de gouvernance participatives à l’échelle des bassins. Ces structures doivent, d’une part, assurer l’intégration des approches généraliste et ciblée et, d’autres part, faciliter le dialogue et la prise de décision entre différents groupes de professionnel·les et d’organisations. Partant d’une logique généraliste, elles ont la responsabilité d’articuler des programmes répondant à des besoins spécifiques en connectant les réseaux multidisciplinaires de proximité avec d’autres professionnel·les et organisations plus spécialisé·es. Ces structures prennent aujourd’hui à Bruxelles la forme de Conseils de l’Action des bassins.

Combiner harmonieusement l’approche généraliste et l’approche ciblée dans un bassin requiert une compréhension fine du territoire, des caractéristiques socio-démographiques de la population, de ses besoins et de l’offre présente pour y répondre. Cette connaissance se construit grâce à des données dites « froides », produites par des observatoires régionaux et bases de données nationales, croisées avec d’autres, dites « chaudes », collectées directement sur le terrain et reflétant les réalités rencontrées par les professionnel·les et les habitant·es. Actuellement dispersées, toutes ces informations seront à terme rassemblées et agrégées au niveau de chaque bassin. In fine, la connaissance qui se développe progressivement et s’actualisera en continu va permettre le pilotage dynamique des activités. Les membres du Conseil de l’Action du bassin en charge de décider collectivement des actions à mener à l’échelle de leur territoire pourront s’appuyer sur ces données pour prendre en compte différentes perspectives, définir des priorités et orienter leurs choix.

 

Laisser du temps au temps

Pour véritablement transformer un système, il ne faut pas remplacer ses éléments mais modifier à la fois son objectif (sa fonction) et sa structure (les interactions entre les éléments)[6]. Réorganiser l’offre social-santé bruxelloise sur base territoriale afin de définir des zones de « responsabilité populationnelle » constitue un véritable changement de perspective. En effet, il n’est plus question de s’intéresser uniquement aux personnes qui poussent la porte de nos services mais également d’être collectivement responsables de la population vivant sur notre territoire d’activités.

Cette organisation nouvelle repose sur des éléments inchangés : les acteur·rices du social-santé présent·es aux différentes échelles territoriales réalisent en effet quotidiennement auprès des bénéficiaires un travail de qualité qu’il ne s’agit pas de remettre en question. L’évolution souhaitée du système les invite et incite toutefois à interagir différemment. C’est grâce à leur participation aux espaces de concertation et de décision puis aux ajustements qui en découleront que l’ensemble des besoins pourront être progressivement mieux couverts afin d’assurer la responsabilité populationnelle.

Les professionnel·les du secteur peuvent éprouver un sentiment de découragement, voire de révolte face à l’ampleur du chantier à venir et au manque de moyens dont ils et elles disposent pour le réaliser. Ce sentiment est tout à fait légitime. Il vient, entre autres, du fait que ce changement d’objectif demande de renouveler la mise en œuvre des compétences et cela demande du temps. C’est pourquoi il a été créé, au niveau de chaque territoire, un appui favorisant la participation des acteur·rices et leur permettant de se saisir des missions collectives. Ce soutien est assuré par des équipes dédiées assurant les fonctions de chargé·e de projet, appui scientifique, communication, etc.

L’atteinte d’un nouvel objectif visant à transformer le système s’inscrit dans un temps long. C’est un processus qui demande du temps et une véritable mobilisation collective.

Mais les petites victoires qui construisent progressivement ce changement surviennent, elles, ici et maintenant. L’évolution se ressentira dans la collaboration et l’interconnaissance avant d’être visible sur la santé et le bien-être des populations.

 

Autrices : Anne-Sophie Lambert (UCLouvain) et Gaétane Thirion (Brusano)

 

[1]  Cfr Contandriopoulos et al., 2001.

[2] Cfr Etz et al., 2021.

[3] Idem.

[4] World Health Organization, 2008.

[5] Etz et al., 2021.

[6] Meadows, 2023.

Bibliographie

Contandriopoulos, A.-P., Denis, J.-L., Touati, N., & Rodriguez, R. (2001). Intégration des soins: Dimensions et mise en œuvre.

Etz, R., Miller, W., & Stange, K. (2021). Simple rules that guide generalist and specialist care. Family Medicine, 53(8), 697‑700.

Meadows, D. (2023). Pour une pensée systémique. Rue de l’échiquier.

World Health Organization. (2008). Rapport sur la santé dans le monde 2008 : Les soins de santé primaires – maintenant plus que jamais. The world health report 2008: primary health care now more than ever, 125.

 

 Ce qu’en dit la loi :

« La responsabilité populationnelle est un concept qui a pour vocation de renforcer une approche globale sur un territoire déterminé. L’ensemble des opérateurs socio-sanitaires, au sens large, présents sur le territoire local doivent se sentir concernés par l’objectif d’amélioration de ce bien-être, compte tenu de l’engagement et des moyens mis à leur disposition par les pouvoirs publics. A cet égard, ils partagent une responsabilité collective. L’objectif étant dès lors de penser l’action et d’organiser l’aide et les soins de façon intégrée en fonction des besoins des territoires et de leurs populations plutôt que selon la seule offre existante et la seule demande exprimée. Cela suppose l’usage d’outils de repérage et de diagnostics, le développement de pratiques de promotion de la santé et de prévention (social et santé), le recours à l’action communautaire. »

(Définition issue du Décret et ordonnance conjoints de la Commission communautaire française et de la Commission communautaire commune relatifs à l’organisation de l’ambulatoire et de la première ligne social santé dans la région bilingue de Bruxelles-Capitale, 25 janvier 2024)

https://etaamb.openjustice.be/fr/decret-du-25-janvier-2024_n2024001058.html

 

Article extrait de Zinneke #2, la revue du social-santé en transformation à Bruxelles éditée par Brusano.

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